A Dublin, le rêve américain selon SpringsteenFolie irlandaise dimanche soir: dans le sillage de son meilleur album en douze ans, le «Boss» a justifié son surnom. Bruce pour président? Bruce Springsteen, ici lors du premier des trois concerts donnés ce week-end à Dublin. Parmi les spectateurs, ce soir-là, Bono de U2. Ils auront été 120 000 en trois jours à saluer la performance de ce bientôt sexagénaire de loin pas encore rassasié.
Au plus haut de ses tribunes, le stade de la Royal Dublin Society porte fièrement deux drapeaux: le vert irlandais et l'étoilé américain. Tailles similaires, distance égale, et même manière de claquer au vent humide, dimanche, alors que 40 000 fans attendent Bruce Springsteen pour son troisième et dernier soir en terre dublinoise. Trois concerts sold out dans une ville conquise, où les chauffeurs de bus à touristes ne manquent pas d'indiquer le Fish and Chips au comptoir duquel Bono de U2 et «The Boss» Springsteen aiment à grignoter. Les Irlandais, c'est certain, vénèrent leurs enfants prodigues vainqueurs des USA. Mais ils récompensent d'un même amour les héros du peuple, ces folk singers, chanteurs des petites gens qui font du combat quotidien une geste épique. Bruce Springsteen, à ce titre, est la voix de l'Amérique.
Beaucoup, dans l'enceinte dublinoise, ont dû l'écouter au faîte de la «springsteenmania» de 1985, lorsque l'ambigu Born in the USA devenait un hymne mondial. Durant les années 80, si Michael Jackson était le roi de la pop, le natif du New Jersey était LE rocker de stade (lire ci-contre). Les Etats-Unis conquérants de l'ère Reagan, paradoxalement, ont servi le pacifiste Springsteen, qui en devenait un chantre souvent incompris.
Alors que l'on amène sur scène et sous les applaudissements les deux sax de Clarence Clemons, un groupe de jeunes Irlandais nés après cette époque confirme la raison pour laquelle trois générations se croisent désormais à ses concerts. «C'est un compositeur brillant et un homme incroyable, relève Kieran. Je l'ai découvert avec son album The Rising en 2002. J'ai aimé son regard sur les attentats du 11 septembre.» Si The Boss fascine toujours autant, on se trompe sans doute moins sur ses choix politiques... Il y a quelques semaines, il a annoncé son soutien à Barack Obama.
Vraie magie
A 20 h 20, neuf musiciens rencontrent à nouveau leur public. La clameur est immense alors que le E Street Band apparaît depuis l'arrière-scène, deux par deux, le dernier duo enlacé étant Springsteen et Clemons, le «Big Man» empoté, tout sourire. Des sourires, il en sera question durant presque trois heures, scotchés sur le visage des fans, du chenu septuagénaire compressé au premier rang à la fillette que le chanteur entraînera sur scène.
«Etes-vous prêts à être transformés?» lance-t-il en intro. Depuis trente-cinq ans qu'il en vend, le bonhomme ne doute pas de son charme, mais le subir pour la première fois permet de comprendre enfin cette «magie Springsteen» tant vantée. Le terme est bateau mais l'effet sans égal, et avoir vu des centaines de concerts ne prépare pas au tsunami que le chanteur de 58 ans déploie. Radio Nowhere, premier titre de son nouvel album, le meilleur depuis douze ans, succède à No Surrender. Fender en bandoulière, jambes en grand écart, gouaille intacte, groupe à l'unisson: le «Boss», donc.
Sur Spririt in the Night, il dépose les armes et avance dans la foule, donnant du bassin puis offrant ses cuisses aux mains voraces du public en liesse. Il cabotine, mort de rire, puis replonge dans l'emphase d'Atlantic City, prélude au blues à l'harmonica de Reason to Believe et à Sandy, offerte à Danny Federici, «my man, my friend», clavier historique du E Street Band disparu le 17 avril dernier.
Entre sa puissance physique sidérante, son charisme total et sa clarté vocale intacte, Springsteen laisse le commentaire difficile. Une boule d'énergie, un rayon d'humanité pure? Clichés, là encore, mais celui que l'on qualifiait de «futur du rock'n'roll» à ses débuts cristallise réellement, dans ses habits rock, ce rêve américain qui se partage entre talent réel et fascination subjective. Le modèle de «l'honnête homme», premier parmi ses semblables lorsqu'il remercie Dublin par l'American Land des pionniers irlandais, motif à un déferlement de joie indescriptible. Il reviendra sur scène deux fois, rayonnant, achevant avec Glory Days sa communion entre souvenirs grandioses et espoirs à venir.